Introduction :
Que Stendhal me pardonne d'emprunter
le titre de son classique pour un "simple" article dissertant de
personnages de bande dessinée. Pire! de comic-books.
Un jour, à la terrasse d'un café, un
pote connaissant ma passion pour les comics m'a demandé quel était mon
perso préféré. Plus exactement, il m'a demandé dans quel perso je me
reconnaissais le plus. J'ai cité trois noms : Batman, Daredevil et
Wolverine.
Le mutant griffu correspond
davantage à mon adolescence : on se croit increvable et on s'énerve
facilement en voulant tout casser. Je consacrerai donc mon analyse aux
deux icônes que sont toujours pour moi Daredevil et Batman. Créatures de
la nuit. L'ange de la terreur et le diable sans peur. En comparant ces
deux mythes (origines, motivations, pouvoirs, adversaires, personnages
secondaires…) je souhaiterais attester de la richesse de ces personnages
et, par extension, du genre "super-héros" lui-même.
Les origines
Le jeune Bruce Wayne a assisté au
meurtre de ses parents lors d'une agression à la sortie du cinéma. Il a
juré de venger leur mort et de lutter contre le crime. Il a parcouru le
monde et s'est entraîné pour devenir un combattant et un détective hors
pair. Héritier de la fortune familiale, il a consacré sa vie à lutter
contre le crime. Il a adopté un symbole inquiétant pour devenir une
légende urbaine et semer la terreur dans le cœur des criminels.
Le jeune Matt Murdock est devenu
aveugle en sauvant un homme qui allait se faire renverser par un camion
de déchets radioactifs. A la suite de l'accident, ses autres sens se
trouvèrent surdéveloppés. Un maître ninja lui apprit à les maîtriser.
Son père, boxeur de seconde zone, fut abattu pour avoir refusé de perdre
un match. Il le vengea et s'engagea dans une double carrière d'avocat et
de justicier.
Quand on essaye de résumer ces deux
histoires, on se rend compte que les origines de DD sont les plus
complexes. Certes, pour Batman, on pourrait rajouter une chute dans une
caverne pendant son enfance et la phobie des chauves-souris qui en a
résulté. Cette phobie sera dépassée et sublimée pour faire de Batman
l'homme qui incarne la terreur pour les criminels, une terreur qu'il a
lui-même connue et maîtrisée. Le film Batman Begins traite très bien ce
thème. Mais selon moi, cela reste un "habillage" du schéma initial :
traumatisme – résilience – affirmation et dépassement de soi.
Daredevil suit un schéma similaire
mais plus chaotique. Son histoire est encore plus marquée par la perte
et l'ironie.
En effet, élevé seul par son père,
boxeur que son épouse a abandonné (perte de la Mère), il devra
promettre de ne pas se battre à l'école contre ses petits camarades qui,
eux ne se priveront pas pour l'insulter, le cogner et le ridiculiser
(ils lui donnent le surnom de "Daredevil" par dérision).
Au serment de vengeance de Bruce sur
la tombe de ses parents, s'oppose la promesse de non-violence faite à
contrecoeur par Matt à un père respecté et craint.
La seule fois où Matt répliquera, il
se fera corriger par son père. Courte fugue et naissance d'une vocation
: il sera avocat, son père n'avait pas le droit de faire ça, les autres
gamins non plus et si on ne peut utiliser les poings de quelles armes
dispose-t-on ? La loi (réponse très "américaine").
Ensuite vient l'accident. Perte de
la vue.
Le noir et un chaos de sensations.
Et la visite de sa mère à l'hôpital. Sa mère n'était-elle pas morte ?
Non, elle est entrée dans les ordres. Et à l'hôpital, une nouvelle
promesse, celle de faire face courageusement à l'épreuve, d'en sortir
grandi.
Puis l'entraînement avec Stick.
Autoritaire, exigent, sec. Pas trop de place pour la fantaisie. Pas trop
de temps pour la parlote et les confidences. Perte de l'enfance ?
Et enfin, la perte du père.
Assassiné pour sa dernière action d'éclat. Pour avoir refusé
d'abandonner le combat. Pour avoir refusé… de perdre.
A la fac : idylle avec Elektra qui
le quitte après la mort de son père… Perte du premier amour.
Une relecture détaillée des origines
de DD fait ressortir cette succession d'injustices, de frustrations, de
pertes, de promesses faites à contrecœur… En cela, je trouve DD bien
plus complexe et touchant que Batman et je ne peux m'empêcher de penser
que cette matière a été mal exploitée dans le film Daredevil.
Car en dépit de toutes ces pertes,
le personnage ne sera pas aigri, cynique ou pleurnichard : il va
persévérer, lutter, s'élever pour ce qu'il croit être juste. Pour
réussir à faire de sa vie quelque chose de bien.
The Knight and
the Ninja
Batman est d'une essence noble.
Batman, c'est un peu Don Diego de la Vega transporté dans le monde
moderne.
En tant que Bruce Wayne, il fait
partie du gotha de Gotham City (sic) et en tant que héros il est le
chevalier de la nuit, dont la guerre contre le crime ressemble à la fois
à une quête impossible du Graal et une lutte absurde contre des moulins.
Si Batman est le noble chevalier,
Daredevil est le Ninja qui a oublié de mal tourner. Abandonné par sa
mère, issu d'un milieu pauvre, élevé à la dure par un père fricotant
avec la pègre, il avait accumulé des années de colère et de
frustrations.
Dans un épisode, le journaliste Ben
Urich découvre son identité et lui demande pourquoi il est devenu
Daredevil. Il répond : "Par soif de justice". La justice qui est
aveugle, comme lui.
Symboles : The Devil and the Bat.
Avocat et justicier. Justicier
aveugle. Souvent aveuglé par l'amour. Ange gardien en costume de diable.
Démon catholique. Enfant de Hell's Kitchen. Je trouve la symbolique de
DD plus riche et savoureuse que celle de Batman. Riche en résonances et
paradoxes.
Ca vient peut être aussi du sketch
de Jean-Marie Bigard où il dit qu'on a X % de chances de se faire mordre
par une chauve souris ? lol
En clair : la justice, l'amour, les
anges et les démons sont plus "universels" qu'une chauve-souris.
Et bien que les deux évoluent dans
des univers noirs, DD est davantage porteur d'espoir. Batman c'est
l'aile noire de la nuit, une sorte de croquemitaine.
DD, c'est la tâche rouge, la flamme
qui brille dans la nuit. L'aveugle qui est là pour nous guider.
Pouvoirs : humain ou surhumain?
Souvent, les fans disent que Batman
est cool parce qu'il n'a pas de pouvoirs et qu'on pourrait davantage
s'identifier à lui pour cette raison. C'est techniquement vrai mais "scénaristiquement"
faux. Les auteurs décrivent Batman comme le meilleur dans un tas de
domaines (criminologie, art martiaux, chimie), il s'engage toujours dans
un combat avec quinze plans de secours, il a une solution contre tout,
il se méfie même de ses alliés sur lesquels il a des dossiers… Une des
caricatures de Batman, c'est le Midnighter dans Authority : le gars qui
ne peut pas perdre un duel car il a déjà joué et maîtrisé un million de
scénarios du combat avant la première seconde. Personne ne pourrait être
Batman. C'est l'archétype de la perfection physique et intellectuelle
(une sorte d'inquiétant surhomme Nietzschéen)
Daredevil a des pouvoirs : sens
surdéveloppés, sens radars. Il possède aussi des compétences et certains
talents : gymnaste, acrobate, combattant en art martiaux, disciplines
ninja… Mais il n'est pas "super". Juste largement au dessus de la
moyenne.
A nouveau, dans ce domaine, je
trouve DD plus attachant.
Batman est trop fort en tout. Il ne
peut rien lui arriver. Si c'est le cas, on a l'impression que ce n'est
pas lui, que le scénariste n'a pas écrit le perso comme il devrait.
DD est vulnérable à un tas de
choses, il doute parfois, il en bave souvent mais il n'abandonne jamais.
C'est son super-pouvoir. Un pouvoir que l'on peut tous avoir ou, du
moins, qui peut tous nous inspirer. Voilà pourquoi je pense qu'on peut
davantage s'identifier à DD qu'à Batman
Alter ego :
L'identité justement : Batman se
déguise en Bruce Wayne. Sa vraie vie, son but ultime, c'est la guerre au
crime. Bruce Wayne, c'est un paravent, un outil.
Matt Murdock est avocat et se
déguise parfois en Daredevil, le justicier. Sa vie se mène sous deux
identités. Il a besoin de travailler en société, d'agir par la loi pour
se sentir utile et valider son chemin de vie. Tout comme il a besoin de
courir les toits, d'arpenter les allées sombres pour transformer sa
colère et ses frustrations enfantines en énergie positive.
Il croit en deux choses qui s'oppose
et qu'il essaye de concilier. Il est en équilibre précaire (d’où les
fréquentes chutes et descentes aux enfers qui émaillent la série).
Les femmes :
Les relations de Batman avec les
femmes sont souvent du simple affichage. Bruce Wayne est un playboy.
Batman un solitaire.
Catwoman : une voleuse à coffrer ou
à faire rentrer dans le droit chemin.
Talia : la fille d'un ennemi, à
neutraliser ou à convertir en alliée.
Wonder-Woman : inaccessible, à
draguer pour faire enrager Clark. (OK, là je suis vache avec Bats)
Les autres : encore plus
passe-partout, ressorts d'intrigues, demoiselles en détresse…
Les scénaristes de DD ont joué avec
le cœur de Matt Murdock avec, me semble-t-il plus de réussite :
Elektra : le premier amour, la ninja
qui a mal tourné, l'âme sœur et le reflet négatif
Karen Page : l'égérie, un temps
insaisissable, idolâtrée puis déchue dans la drogue et dans le X.
Traîtresse. Paumée. Pas fiable. Mais Matt l'a toujours aimée (ça, c'est
"humain, trop humain")
La Veuve noire : "l'ex", compagne de
jeu, bonne copine ("Je suis heureuse quand tu es heureux…")
Heather Glenn : mondaine, fofolle,
animait la vie sociale de Matt mais ne comprenait pas son autre vie.
Glorianna O'Brien : photographe,
irlandaise, n'a jamais pu saisir le vrai visage de Matt
Les adversaires :
Là, un bon point pour Batman. Sa
"Rogue gallery" est beaucoup plus riche et enthousiasmante que celle de
DD. Chacun est porteur d'une symbolique particulière qui le rend
original et attachant (des méchants qu'on aime haïr ou que l'on plaint)
Le Joker : vilain mythique. Sinistre
clown. Farceur cruel. La folie meurtrière.
Double-Face : la dualité, la part
d'ombre (celle de Harvey Dent, de Bats, de nous tous), la fatalité, le
hasard
Poison Ivy : la femme fatale, la
séductrice, la vénéneuse
Le Pingouin : une caricature de
Parrain, un drôle d'oiseau, un "freak" qui aime le fric
Le Chapelier Fou : vecteur idéal
pour des incursions dans le monde absurde de Lewis Caroll, le conte, la
morale, les peurs d'enfants…
L'Epouvantail : la peur, tout court
Le Riddler : l'homme, la vie et son
cortège de questions. Le jeu aussi…
Rha's Al Gul : la mégalomanie, la
fin voulant justifier ses moyens, le dictateur, le "purificateur"… brrr
c'est peut-être le plus sinistre car le plus "réel"
Face à cette liste non exhaustive,
DD peut aligner :
Le Caïd : l'adversaire moral, roi de
la pègre mais surtout symbole de la corruption, du mépris des lois
Bullseye : l'adversaire physique,
peut presque tout utiliser comme projectile mortel, caricature de
"tirons sur tout ce qui bouge"
Typhoid Mary : tueuse schizo mélange
de Elektra et de Double Face
Mephisto : le diable, formidable
adversaire symbolique mais physiquement trop puissant pour permettre des
confrontations classiques (d'où une joute philosophique dont nous
gratifia Ann Nocenti en son temps)
Le Hibou : il vole, il ressemble à
un hibou et il veut être un gros parrain de la pègre… (Hihi… bouh!)
Le Punisher : ok c'est un "héros"
mais un sale type et l'antithèse de DD. Pas de justice, pas de procès :
avec lui, le jugement est sommaire et la sanction sans appel.
En schématisant, DD doit piocher
dans un vivier de sparring-partners moins important mais du coup, les
duels sont parfois plus "intimes".
Les personnages secondaires :
Il y a Alfred et toute la
Bat-family d'un côté et de l'autre : Foggy, Ben Urich et les femmes de
Murdock.
Autant je trouve Alfred
indispensable (c'est le "Bernardo" local) autant la Bat-family me laisse
partagé : ils sont cools mais Batman est un solitaire. Il cherche
tellement la perfection, comment pourrait-il s'entourer d'autres
humains, si faillibles, si faibles ?
Foggy, c'est
le camarade de promo, le bon pote de la fac, le faire-valoir aussi. Mais
les auteurs l'ont progressivement changé en associé à part entière et en
confident.
Ben Urich, c'est aussi cliché : le
journaliste curieux qui découvre l'identité secrète mais qui ne la
dévoile pas. Pourtant, il est à l'origine de scènes voire d'épisodes
attachants.
Le "supporting-cast" de Batman est
donc plutôt orienté super-héros tandis que celui de DD lorgnerait vers
le soap-opera ou le sitcom.
Conclusion :
Ayant passé en revue avec moi leurs
similitudes et surtout leurs différences, vous ne serez pas étonnés si
je vous dis que, de nos jours, je préfère Daredevil à Batman. Ce n'était
pas le cas, il y a quelques années…
A la fin de mon adolescence, au
seuil de l'âge adulte, je menais une vie d'étudiant, reclus dans un
campus en guise de Batcave, imaginant le vaste monde comme une Gotham
hostile à conquérir et la vie active comme une lutte à mener. Je pensais
aussi tout savoir ou en tout cas en savoir assez sur tout. Quand je
m'intéressais à quelque chose, cela tournait à l'obsession et je pensais
que ma seule volonté me permettrait d'arriver à mes fins. Comme dans "Dark
Knight Returns" je pensais que le monde ne prenait que le sens qu'on lui
donnait et qu'il fallait donc imposer ma volonté au monde. Et la vie,
telle Superman, m'a cogné et fracassé plusieurs fois…
Et puis je suis sorti. De l'école
(ou de la caverne). Et… je m'en suis sorti. Je suis entré dans la vie
active. J'ai appris à concilier mes impératifs avec ceux des autres.
J'ai compris que la vie se vivait au travail et ailleurs aussi. Je me
suis ouvert à d'autres activités, d'autres horizons. Et aujourd'hui,
avec la prétention d'être adulte, je me sens plus proche de
Daredevil/Matt Murdock. On peut réussir sa vie même avec des handicaps.
On peut retrouver l'amour, même après en avoir bavé. On peut apprécier
la nuit la plus noire si on essaye de percevoir au-delà. Tous les
signes, les bruits de la vie, les parfums dans l'air, les palpitations
du monde.
Il faut être un peu comme Daredevil,
trouver un certain équilibre, œuvrer pour ce qui nous semble juste, ce
qui nous tient à cœur et… "ne pas abandonner. Jamais."
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